Liberté d’expression des pilotes : l’image de la F1 en danger ?
La FIA se tire-t-elle une balle dans le pied ?
Mohammed Ben Sulayem a confirmé hier sa ferme volonté de restreindre la liberté d’expression des pilotes de F1 : il sera désormais établi un régime de censure préalable en F1, sur les sujets liés à la « politique » (un sujet vaste et guère défini précisément par la FIA).
« Une chose que nous ne voulons pas, c’est que la FIA devienne une plateforme pour un agenda personnel privé. (…) S’il y a quelque chose [à dire], vous demandez la permission. Sinon, c’est une faute, c’est comme un excès de vitesse dans la voie des stands. Si vous le faites, c’est très clair que vous avez une pénalité » a ainsi prévenu Mohammed Ben Sulayem tout récemment.
La FIA serre donc la vis sur le mouvement d’expression des pilotes sur les sujets de société – et l’on pense bien sûr à Lewis Hamilton qui est le premier concerné par ces restrictions (depuis la retraite de Sebastian Vettel, lui aussi très engagé pour l’égalité et l’environnement).
Nous nous étions d’ores et déjà demandé (voir notre article) sur les motivations et les ramifications de cette interdiction. Faut-il crier à la censure ? Comment expliquer que la FIA serre ainsi la vis ? Et comment pourra-t-elle définir ce qui est politique et ce qui ne l’est pas (les droits humains sont-ils de la politique ?) ?
Il ne sera ainsi sans doute plus concevable, pour un pilote, de s’exprimer aussi librement que par le passé sur des sujets ayant trait à l’écologie, à la défense des minorités ou de l’égalité.
Par exemple, comment imaginer qu’avec ce régalement, Lewis Hamilton aurait pu porter un T-Shirt sur un podium de F1, avec le slogan « Arrêtez les flics qui ont tué Breonna Taylor » ? Comment imaginer un Sebastian Vettel dénonçant, en marge du Grand Prix du Canada, la politique écologique « criminelle » du gouvernement fédéral ? Comment concevoir un Lewis Hamilton ou un Sebastian Vettel portant un casque aux couleurs LGBT en Arabie saoudite ou en Hongrie ?
La F1 se tire-t-elle une balle dans le pied ?
Si ces restrictions concernent en premier lieu la liberté d’expression des pilotes, il n’est cependant pas interdit de se demander, dans un deuxième temps, si la F1, à travers la FIA, ne se tire pas ainsi une balle dans le pied sur le plan commercial.
Car voici tout le paradoxe. D’un côté, la F1 cherche à attirer de nouveaux publics – les femmes, les jeunes, le public américain principalement – qui sont eux-mêmes très engagés – plus que leurs aînés en moyenne – dans la défense des thématiques liées à l’égalité ou à l’environnement.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Liberty Media (un groupe américain) s’est très investi en 2020 pour accroître l’engagement social et écologique de la F1 – dans une période où le public américain lui-même, notamment dans les universités, était très demandeur de tels engagements.
Plus largement, comment ne pas penser que les engagements de Lewis Hamilton ou de Sebastian Vettel, ou plus largement de la F1 à travers le slogan #WeRaceAsOne, n’aient pas contribué aussi à attirer de nouveaux publics ? A rajeunir l’image de la F1 ? A la mettre plus en phase avec les attentes de la jeune génération ? Si la F1 n’avait pas fait par exemple de l’égalité des genres un de ses grands objectifs, aurait-elle attiré autant de femmes devant les écrans ? Si elle ne s’était pas autant engagée pour l’environnement, aurait-elle séduit autant de jeunes à suivre les Grands Prix ? Pour attirer des nouveaux fans, la F1 doit être aussi à l’image d’eux.
Mais d’un autre côté, avec ce genre de directives, la FIA risque de torpiller le travail accompli, et de dégrader l’image, et ainsi l’attractivité, de la F1 auprès de ces jeunes et nouveaux publics à attirer (et aux yeux des constructeurs et des sponsors). Car l’attractivité d’un sport n’est justement pas que sportive : elle résulte aussi dans une forme de « soft power », dans la capacité d’une discipline internationale à porter un discours qui résonne également dans les valeurs portées par certains publics.
L’engagement de la F1 pour le développement durable ne sert ainsi – cela peut être triste à dire, mais telle est la réalité – pas seulement à préserver l’environnement ou à œuvrer pour l’égalité des genres. Il s’agit aussi d’un argument marketing en bonne et due forme.
Cela, les grands constructeurs, qu’ils pratiquent ou non le greenwashing, l’ont bien compris. C’est également (mais pas seulement) pour ces raisons par exemple que Mercedes avait décidé d’arborer une livrée noire en 2020 ou 2021. « Nous avons changé de livrée l’année dernière parce que nous voulions faire publiquement la promesse d’une plus grande diversité et d’une meilleure inclusion » expliquait à l’époque Toto Wolff. « La livrée noire était un signe de notre engagement et le début d’un long processus - un processus qui a besoin de notre soutien continu. »
C’est également parce que la F1 peut servir à « verdir » l’image des marques automobiles, qu’Audi a par exemple décidé de rejoindre le sport à partir de 2026 en tant que motoriste ; ou que Mercedes a confirmé son engagement en F1 au détriment de la Formule E. Là encore, il s’agit de promouvoir, à partir du socle de la F1, l’image d’une entreprise engagée vers un développement authentiquement durable – un atout unique en termes de marketing et de renouvellement des générations.
En somme pour progresser en termes d’audience, il faut se montrer progressiste en termes politiques…
Mais il est vrai aussi que d’autres publics visés par la FOM, au Moyen-Orient, en Chine, ou chez les Républicains aux États-Unis, sont moins portés vers ces engagements – et une F1 trop engagée sur les sujets sociaux contribuerait, au contraire, à les faire fuir. Sans réduire le problème à cette donnée, n’oublions pas enfin que Mohammed Ben Sulayem, le président de la FIA, est né aux Émirats Arabes Unis.
Quand la F1 assumait de porter un message engagé
Désormais, un contraste, un fossé, existent entre la F1 de 2020 et la F1 de 2023.
Rappelons-nous que c’est en réaction aux grands mouvements pour l’égalité (suite au meurtre de George Floyd aux USA et aux manifestations de jeunes pour sauver la planète) que la F1 avait lancé son hashtag #WeRaceAsOne en 2020.
Il était alors clair que la FOM visait, par ce mouvement, à répondre aussi à l’appel de son public, et tout particulièrement de son jeune public.
Chase Carey, le prédécesseur de Stefano Domenicali, justifiait avec fierté le lancement de son slogan (pour l’occasion, à Spielberg en Autriche, les F1 avaient porté le logo arc-en-ciel)… Tout cela a très mal vieilli !
Ecoutons ainsi Chase Carey (nous étions en juin 2020) : « En tant que sport mondial, nous devons représenter la diversité et les préoccupations sociales de nos fans, mais nous devons également écouter davantage et comprendre ce qui doit être fait, puis le faire. (…) Nous montrerons notre plein soutien dans la lutte contre les inégalités tout au long du week-end et accélérerons nos propres efforts pour rendre la Formule 1 plus diversifiée et inclusive. »
« Le ’New Deal’ que je propose pour le sport automobile dans le contexte de la pandémie de COVID-19 signifie jeter les bases de la reprise et d’un avenir durable pour la Formule 1 et d’autres disciplines » ajoutait lui Jean Todt, le prédécesseur de Mohammed Ben Sulayem.
Autres temps, autres mœurs !
Quelle réaction des constructeurs et sponsors ?
Reste à voir comment les marques, constructeurs et sponsors réagiront à cette restriction de la liberté d’expression.
L’image de la F1 comme sport moderne, proche des préoccupations du jeune public, sur l’environnement ou l’égalité, ne va-t-elle pas être trop ternie selon les constructeurs, attentifs aussi à l’image qu’ils renvoient ? On sait que la principale raison de l’engagement des manufacturiers en F1 est l’image marketing : Mercedes avait estimé ainsi à 4,5 milliards les retombées positives de la F1 pour son image (voir notre article). Mais qu’en sera-t-il si la F1 est perçue comme une discipline anti-progressiste ?
Les premières réactions des équipes ne sont cependant pas encourageantes pour la liberté d’expression. Zak Brown, le PDG de McLaren Racing, qui compte pourtant un pilote très engagé pour la santé mentale et l’environnement avec Lando Norris, a donné le ton… « C’est délicat, non ? Parce que certains des sujets sont vraiment bons, d’autres sont controversés, d’autres encore sont polarisants. Nous devons juste trouver un équilibre et ne pas faire en sorte que chaque départ de course soit un nouvel agenda politique pour quelqu’un. Je ne pense pas que ce soit sain, car cela peut détourner l’attention des gens de ce qui les intéresse, à savoir regarder un Grand Prix » déclarait-il ainsi.
Les réactions de Mercedes en général et de Lewis Hamilton en particulier seront, elles, attendues avec une grande curiosité. Toto Wolff et Lewis Hamilton vont-ils ouvrir un conflit ouvert avec la FIA et Mohammed Ben Sulayem ? Vont-ils essayer de prendre la FIA à leur propre jeu ?
Si Lewis Hamilton est sanctionné d’une pénalité sur la grille pour avoir dénoncé une politique anti-égalité ou anti-écologique lors d’un Grand Prix (c’est bien l’hypothèse avancée par Mohammed Ben Sulayem), qui en souffrira le plus ? Le compteur points de Lewis Hamilton ou l’image de la F1 ? Entre le censeur et le censuré, n’est-ce pas le premier qui aurait davantage à perdre ?
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