La saison 1999 de Stewart montre le raté de Ford avec Jaguar

Un énorme potentiel gâché malgré un gros budget

Par Emmanuel Touzot

19 février 2023 - 15:28
La saison 1999 de Stewart montre le (…)

En 1999, Stewart Grand Prix a réussi à s’affirmer dans le peloton de la F1, en terminant quatrième du championnat constructeurs. Gary Anderson, qui était directeur technique de l’équipe cette année-là, se remémore le travail effectué par l’équipe écossaise lorsqu’il l’avait rejointe.

"J’ai assisté à la finale de la saison 1998 à Suzuka avec Stewart pour voir comment l’équipe fonctionnait et obtenir des informations de première main de la part des pilotes. Nous avons également fait des essais par la suite" se souvient Anderson auprès de The Race.

"Stewart avait connu une deuxième année décevante en 1998. Son total de cinq points n’était inférieur que d’un point à celui de 1997, mais cette année-là, l’équipe avait été deuxième à Monaco avec Rubens Barrichello et avait disputé plusieurs autres courses correctes, mais la fiabilité l’avait empêchée de marquer des points."

"Il est toujours difficile de se faire une idée de l’état d’une voiture à partir d’une seule sortie, mais il semble que la Stewart SF2 n’avait pas de réels défauts, elle manquait juste d’adhérence. Le moteur Ford Zetec-R V10 n’était en aucun cas le meilleur sur la grille, mais les gens de Cosworth et la direction de Ford n’étaient pas d’accord avec moi."

"À cette époque, la voiture de 1999 était déjà bien avancée, mais il y avait encore quelques éléments sur lesquels je pouvais agir, notamment l’aérodynamique. Lorsque j’ai demandé au chef aérodynamicien les données aérodynamiques, il n’était pas très content et m’a dit que je n’avais pas besoin d’être impliqué dans ce domaine."

"Il y a eu une assez grosse dispute et il a malheureusement décidé de partir. Jackie et Paul dirigeaient l’équipe, mais Ford en était une partie importante et nous nous rencontrions habituellement une fois par mois pour discuter des progrès. Je suis allé à ma première réunion à Detroit à la fin du mois de novembre."

Une ambition très élevée... et optimiste ?

Lors d’une réunion avec Ford, Anderson révèle avoir assuré au PDG de la marque américaine que la victoire était envisageable. Bien que c’était une possibilité peu probable, l’ingénieur voulait communiquer son enthousiasme à ses collègues.

"Jackie, Paul, Alan Jenkins, notre directeur financier, notre directeur commercial, notre directeur de production et moi-même étions assis dans la salle de réunion. Jacques Nasser était le grand patron de Ford et probablement dix de ses acolytes étaient présents."

"On m’a présenté à tous et on m’a demandé de faire une présentation de la nouvelle voiture. A la fin, Nasser m’a demandé ’pouvez-vous gagner des courses avec cette voiture ?’. J’ai dit ’oui’, mais en ayant de l’aide des autres, qui auraient fait des erreurs."

"Tous les gens de Stewart m’ont regardé comme si j’étais un idiot, mais j’ai répondu que si je n’y croyais pas, comment pourrais-je motiver les autres à se tuer à la tâche pour réussir ?"

Un chamboulement tardif du département technique

Pour sa troisième saison, Stewart repartait de zéro, avec un tout nouveau moteur. Autour de celui-ci, le châssis était entièrement revu, et la voiture aux formes plus affûtées que ses devancières en témoignait.

C’est lors du shakedown - catastrophique - de la SF3 que Jackie et Paul Stewart ont décidé de confier à Anderson les clés du département technique. L’objectif était de réellement corriger les problèmes de fiabilité, trop nombreux.

"Nous devions simplement continuer à construire ce que nous avions, puis envisager une étape de développement si possible avant la première course. La première partie de cette évolution était un châssis plus léger et plus rigide, plus quelques autres pièces."

"Le nouveau moteur, le Ford CR-1 V10, représentait une avancée majeure en termes de réduction de poids, de puissance et de taille, ce qui facilitait grandement son installation dans le châssis. Mais les premiers essais ont été difficiles."

"Pendant le shakedown, nous avons eu une panne de pompe à huile de boîte de vitesses qui a limité nos tours. Lorsque nous sommes rentrés à l’usine, Jackie et Paul m’ont convoqué dans leur bureau et m’ont demandé si j’étais prêt à assumer le rôle de directeur technique."

"Avant mon arrivée, la relation entre Alan et les Stewart avait traversé des moments difficiles et ils avaient décidé qu’il était temps de changer. Nous nous retrouvions donc avec une nouvelle voiture, le responsable de son concept global parti, le chef aérodynamicien parti et une nouvelle équipe dont j’étais désormais responsable."

De nombreux problèmes à régler

Une situation précaire, mais un nouveau départ pour Stewart Grand Prix. Anderson se souvient de choix techniques un peu plus conservateurs, et de retours en arrière sur le plan technique qui n’étaient pas sans conséquences.

"Nous avons fait des essais de pré-saison à Barcelone, où nous avons eu une défaillance majeure du train arrière qui a pratiquement détruit la voiture lorsque Johnny Herbert était au volant. En 1998, Stewart courait avec une boîte de vitesses en carbone, mais c’était un peu tôt et ils ont souffert de nombreux problèmes avec elle."

"Donc pour 1999 ils se sont convertis à un boîtier de boîte de vitesses en magnésium. Le couvercle du différentiel en 1998 était un hybride de magnésium et de carbone et était toujours utilisé pour la boîte de vitesses de 1999."

"En fait, le magnésium et le carbone se situent aux deux extrémités de l’échelle des coefficients de dilatation en raison de la température, de sorte que la liaison entre le magnésium et le carbone est mise à rude épreuve par la température et se rompt."

"La partie en carbone était le support de la biellette arrière, donc quand elle s’est détachée, la voiture a tourné à gauche juste à la fin de la voie des stands et a foncé dans la barrière extérieure. C’était un gros choc, mais heureusement Johnny allait bien."

La performance confirmée, la fiabilité absente

La saison a débuté par un double problème mécanique au moment du départ, pour Rubens Barrichello comme pour Johnny Herbert. Le Brésilien a pu s’élancer des stands et remonter en cinquième place, ce qui confirmait les bonnes dispositions de la monoplace.

"Avec quelques modifications sur le couvercle de la boîte de vitesses et la voiture reconstruite, nous avons pu continuer les essais. En dehors de quelques petits problèmes, nous avons eu un assez bon test."

"Nous sommes allés en Australie sans vraiment savoir où nous allions finir, mais au fur et à mesure du week-end, nous avons réalisé que nous étions assez compétitifs. Rubens a toujours été l’un de ces pilotes capables d’améliorer ses performances en qualification quand il le fallait."

"Nous étions confiants de faire une bonne course, mais lorsque les voitures se sont alignées sur la grille, elles ont toutes deux commencé à fumer. Le départ de la course a été retardé et Rubens est revenu dans la voiture de secours."

"Il est parti de la pitlane et a terminé cinquième avec le deuxième meilleur tour en course. C’était une course fantastique, mais malheureusement, comme il n’y avait qu’une seule voiture de rechange, Johnny n’a pas pu prendre le départ."

Un premier passage en tête d’une course

Au Brésil, Barrichello a de nouveau brillé avec une excellente qualification, et il a même pu mener ses premiers tours avec l’équipe peu après le début de course. Malheureusement, la fiabilité a encore fait défaut aux deux voitures, et Barrichello a été privé d’un probable podium devant son public.

"Nous sommes donc partis pour la course nationale de Rubens au Brésil. Enfant, il vivait à environ 500 mètres du circuit de Sao Paulo, alors dire que c’était sa course à domicile est un euphémisme. La poussée d’adrénaline supplémentaire provoquée par le fort soutien local s’est manifestée."

"Après une bataille intense avec la Ferrari de Michael Schumacher, Rubens s’est qualifié en troisième position derrière les deux McLaren. La fiabilité était notre plus grande préoccupation. La voiture était encore très nouvelle et Johnny a abandonné depuis la septième position à cause d’une fuite hydraulique."

"Avec la McLaren de David Coulthard qui a calé sur la grille, Rubens était directement en deuxième position. Et lorsque Mika Häkkinen a eu un problème temporaire de sélection de vitesse, Rubens a pris la tête au quatrième tour et a mené jusqu’à son premier arrêt au stand au 26e tour."

"Nous faisions deux arrêts alors que McLaren et Ferrari ne s’arrêtaient qu’une fois, mais nous sommes restés troisièmes jusqu’au 42e tour, quand le moteur a rendu l’âme. Même si nous étions déçus, tout le monde a vu le potentiel de la voiture et que si nous pouvions surmonter nos problèmes de fiabilité, un podium était en vue."

Première consécration avec une pole position

En France, Stewart a signé sa première pole, la deuxième de Barrichello, grâce à un bon timing sur la sortie en piste. Malheureusement pour l’équipe écossaise, la voiture avait un réservoir moins grand que la Jordan de Heinz-Harald Frentzen, mais Barrichello a retrouvé le chemin du podium.

"Au fur et à mesure que la saison avançait, il y avait des hauts et des bas. Johnny a obtenu ses premiers points à Montréal avec une solide cinquième place. Le Grand Prix de France était amusant, mais un peu frustrant. Samedi, les essais libres se sont déroulés sur le sec et Rubens a été le plus rapide."

"Donc nous étions en bonne voie pour les qualifications, puis le déluge s’est mis à tomber. Personne ne pouvait mettre en doute le pilotage de Rubens par temps de pluie, donc, sec ou mouillé, il nous appartenait de lui donner les meilleures chances possibles."

"Nous sommes sortis tôt pour établir un temps en sachant que si le temps devenait plus rapide, nous pourrions repartir, mais si ce n’était pas le cas, nous avions un temps dans la poche. Cela a payé."

"Jean Alesi dans la Sauber et Olivier Panis dans la Prost nous ont rejoints sur la piste et ça a fini par être les trois premiers de la qualification. C’était la deuxième pole de Rubens, sa première était à Spa en 1994 avec la Jordan, dont j’étais l’ingénieur, mais plus important encore, c’était la première pole de Stewart."

"Ce qui est frustrant, c’est qu’il a roulé en première ou deuxième position lors de la première série d’arrêts aux stands, aux alentours du 22e tour, jusqu’au 64e tour sur 72, qui est malheureusement le moment où nous avons dû nous arrêter une deuxième fois à cause de la taille du réservoir de carburant."

Malgré l’excellent résultat, le sentiment fut mitigé : "Heinz-Harald Frentzen dans la Jordan a pu tenir jusqu’à la fin, s’étant arrêté en même temps, donc nous avons fini troisième et la Jordan a gagné. C’était génial d’être sur le podium, mais un peu frustrant car nous aurions vraiment dû et pu gagner la course."

Une opportunité saisie au GP d’Europe

Le grand moment de Stewart Grand Prix a été le Grand Prix d’Europe 1999, puisque Johnny Herbert a débloqué le compteur de victoires de l’équipe au terme d’une course totalement folle, marquée par une météo instable et de nombreux rebondissements.

"Les points de Rubens à Monza nous ont permis de passer de la sixième à la cinquième place du classement des constructeurs, juste devant Benetton, puis nous sommes allés au GP d’Europe. Les 14e et 15e places en qualif ont été les pires de la saison. Nous n’avons jamais vraiment réussi à faire un tour quand ça comptait avec les tendres."

"Au fur et à mesure de la course, le pneu plus dur avec lequel nous avons commencé nous a permis de nous frayer un chemin dans le peloton. Nous avons pu rouler plus longtemps que la plupart des autres et quand les autres sont passés au stand au 33e tour, nous étions troisième et cinquième."

"Johnny a pu rouler jusqu’au 35e tour alors que de gros nuages noirs commençaient à se former au bout de la ligne droite des stands. Alors qu’il entrait dans les stands, il faisait très sombre et quelques grosses gouttes commençaient à tomber dans la voie des stands, et il a décidé de prendre le pari de rouler en pneus pluie."

"Cela a payé, car sur son tour de sortie, le déluge s’est abattu dans cette zone de la piste. Rubens, qui était maintenant troisième, s’est arrêté au 37e tour mais a choisi de rester en slicks, pensant qu’il s’agissait d’une averse locale et qu’il pourrait tenir. Heureusement, il a tenu, mais beaucoup d’autres ne l’ont pas fait."

Une rédemption pour le pilote et l’équipe

Grâce à ces stratégies bien pensées, Herbert a pu récupérer la tête de la course après les problèmes qui ont frappé les leaders successifs de l’épreuve, et de bons choix pneumatiques lui ont permis d’aller chercher un troisième succès en carrière, le seul pour Stewart GP.

"Johnny est passé aux stands pour des pneus slicks au 47e tour, a pris la tête au 50e tour et a été le premier à voir le drapeau à damier pour la première victoire de Stewart depuis celle de Jackie au vieux Nürburgring en 1973, 26 ans plus tôt."

"Pour soutenir cela, Rubens a terminé troisième derrière la Prost de Jarno Trulli, donc nous avions deux voitures sur le podium. Ce bon résultat nous a permis de revenir à deux points de Williams au championnat des constructeurs."

"Chaque pilote et chaque équipe dans la voie des stands a senti qu’ils auraient pu gagner cette course, mais ils ne l’ont pas fait. J’étais très heureux pour Jackie et Paul car ils avaient traversé beaucoup de choses jusqu’à ce point avec leur propre équipe."

"Johnny aussi. J’étais à Brands Hatch quand il a eu son grave accident de F3000 en 1988 et le fait qu’il soit revenu de cet accident et qu’il ait gagné trois Grands Prix témoigne de son énorme détermination et de sa combativité."

Construire l’avenir... en vain

Cette troisième saison était celle de la confirmation du potentiel très élevé de l’équipe, et l’espoir que la structure puisse signer de très bons résultats. Malheureusement, le budget énorme de Ford, sous la bannière Jaguar Racing, a été très mal utilisé, et le constructeur a transformé cette belle aventure en gâchis.

"Dans l’ensemble, la saison a été raisonnable. Rubens a marqué 21 points et s’est classé septième au championnat avec une position moyenne sur la grille de départ de 6,6, tandis que Johnny a marqué 15 points avec une position moyenne de départ de 11e."

"Le problème avec le manque de fiabilité d’un moteur, c’est que ça fait mal dans la course où vous avez la panne, mais ça fait aussi mal à plus long terme car le fabricant du moteur réduit normalement la performance du moteur pendant qu’il cherche une solution au problème."

"Oui, comme toujours, nous voulions plus de la saison, mais je ne pense pas que l’équipe ou Cosworth aurait pu faire beaucoup plus. En ce qui me concerne, tout cela faisait partie d’un processus de construction pour l’avenir."

"Nous étions loin de nous douter à quel point l’avenir allait être différent lorsque Ford a repris la barre de ce qui était une formidable petite équipe de Grand Prix Stewart et l’a appelée Jaguar Racing."

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