Un spectre hante la F1 - le spectre du ‘hard Brexit’
Un cauchemar qui n’est pas impossible aujourd’hui
La F1 est un sport mondialisé mais au fort accent britannique. La majorité des écuries ont une usine, voire leur siège, au Royaume-Uni, y compris Renault (Enstone), Racing Point Force India (Silverstone), Haas (Banbury) et Mercedes (Brackley et Brixworth). Seules Ferrari (Maranello) mais aussi Toro Rosso (Faenza, Italie) et Sauber (Hinwil, Suisse) n’ont pas une base Outre-Manche.
Transit du fret tout au long de la saison, libre circulation des capitaux (investissements des acheteurs potentiels) et des personnes (facilités de recrutement des ingénieurs) : tous ces éléments sont cruciaux pour le développement des écuries basées en Angleterre, comme pour toutes les entreprises transnationales s’inscrivant dans un marché globalisé.
On comprend dès lors à quel point ces écuries peuvent être affolées par la perspective d’un « no deal Brexit » ou d’un « hard Brexit », hypothèse qui a pris de plus en plus d’ampleur à mesure que les négociations s’enlisent entre l’UE et le gouvernement de Theresa May.
Déjà au moment du vote, ces incertitudes avaient inquiété plusieurs figures du paddock.
« McLaren est basée au Royaume-Uni » écrivait alors Ron Dennis, partisan du Remain, dans la presse britannique. « Plus de 3000 familles ainsi que nos fournisseurs britanniques et leurs employés, dépendent de nous. Demeurer en Europe est fondamental pour la prospérité des affaires de McLaren. »
Lewis Hamilton, à propos du Brexit et de l’élection de Donald Trump, évoquait quant à lui une « année 2016 terrible. »
De son côté, Bernie Ecclestone, connu pour ses prises de position tranchées, était certes en faveur du Brexit en 2016 (« C’est la meilleure chose à faire, nous devrions pouvoir déterminer nos propres règles »), mais il s’agissait donc d’une position minoritaire dans le paddock.
Quel sera le contour de la future relation entre l’UE et la Grande-Bretagne ? Jusqu’à fin 2020, le cadre actuel se maintiendra. Mais après cette période transitoire, l’incertitude demeure : la libre circulation des biens, services, personnes et capitaux sera-t-elle préservée ?
Les « hard brexiters », dont Theresa May dépend pour se maintenir au pouvoir, se sont prononcés pour un contrôle plus étroit des travailleurs immigrés en Grande-Bretagne – et l’on sait que nombre des ingénieurs de la F1 ne sont pas nés sur le sol de sa Royale Majesté. Or, pour éviter de créer un précédent, l’UE et son négociateur en chef Michel Barnier ne veulent pas entendre parler d’un accord de libre-échange post-Brexit, garantissant la libre circulation des biens et des capitaux sans la libre circulation des personnes. « Le marché européen, ce n’est pas à la carte » a résumé le négociateur français.
Comme l’ensemble des entreprises transnationales, les écuries de F1 peuvent craindre jusqu’au cataclysme structurel : incapacité à recruter des ingénieurs étrangers, taxes relevées sur l’importation de pièces européennes, incertitude pour les investisseurs, blocage économique… Le « hard Brexit » serait douloureux pour la F1.
Ces conséquences peuvent encore paraître lointaines voire inimaginables, mais le Brexit a déjà une conséquence certaine pour les écuries : l’inflation repart, les salaires augmentent, et la livre a nettement baissé, ce qui renchérit toutes les importations réalisées par les écuries (mais rend plus intéressants les paiements reçus en dollars).
Dans le paddock de Monza, Nextgen-Auto avait pu demander lors d’une interview exclusive à Cyril Abiteboul, le directeur de Renault F1, si un plan avait été prévu en cas de « hard Brexit. »
« Non, on ne l’a pas fait à proprement parler. On a bien évidemment en tête les risques : essentiellement, ils sont liés à la monnaie, parce qu’on a beaucoup de flux financiers – on opère en zone livre, mais évidemment, nos revenus sont soit en dollars, soit en euros. Donc les fluctuations importantes de monnaie peuvent être favorables ou défavorables, du reste. »
« Ensuite, il y a tout le problème des ressources humaines. On a énormément de gens détachés à Viry ou Enstone, beaucoup de gens qui vont de Viry à Enstone. Dans notre croissance, on a recruté beaucoup de gens anglais mais avec des passeports d’autres nationalités. Les 150, 200 personnes qu’on a recrutées, ce ne sont pas tous des Anglais, c’est clair. »
Pat Symonds, du temps où il officiait pour Williams en 2016, s’était lui-même inquiété de la possible difficulté supplémentaire qu’auraient les écuries anglaises à recruter des talents étrangers.
« Nous employons beaucoup d’Européens. Nous en avons en particulier dans le département aérodynamique, et il semble y avoir un très solide contingent venu de France. J’espère que nous aurons toujours une relative facilité pour employer des Européens. C’est toujours très difficile d’employer des non-Européens en Grande-Bretagne. Selon moi, bien trop difficile. Donc j’espère que les choses ne vont pas empirer. »
Néanmoins pour Cyril Abiteboul, le « hard Brexit » aurait des conséquences telles pour les écuries, que les instances dirigeantes (FIA et Liberty Media) prendraient des mesures appropriés pour éviter tout chaos.
« C’est tout de même un motif d’inquiétude, mais j’ai confiance, parce que la F1 n’est pas un cas à part, et je pense que la F1 serait tellement impactée, que j’imagine qu’il y aurait une action intelligente à implémenter pour préserver tout cela, je ne sais pas encore comment. Mais bien évidemment, on va être extrêmement attentifs. »
Si un accord de libre-échange, respectant la libre circulation des biens, services, personnes et capitaux, est effectivement trouvé entre l’UE et la Royaume-Uni, la F1 aura tout de même été impactée notamment en raison de la dépréciation de la livre ; mais évidemment, les conséquences seraient limitées en comparaison des nombreuses difficultés imaginables en cas de « hard Brexit ».
Dans une perspective extrême, les écuries pourraient choisir de quitter le Royaume-Uni, même après y avoir investi plusieurs millions d’euros, comme Renault récemment à Enstone. Ce qui, par ricochet, pourrait profiter à Sauber, Ferrari et Toro Rosso.
A l’heure actuelle, tant qu’un accord n’est pas trouvé entre l’UE et le Royaume-Uni sur les modalités du divorce comme sur la nature de leur relation future, il est impossible de dire avec précision quelles seront les conséquences du Brexit sur les écuries de la F1. Y aura-t-il une exception trouvée pour la libre circulation des travailleurs très qualifiés que sont les ingénieurs ? Des clauses spéciales seront-elles prévues pour les écuries ? Ce qui est certain, c’est qu’alors que Liberty Media cherche à limiter les coûts et les incertitudes pour l’après-2020, le Brexit apparaît comme un spectre dont Chase Carey se serait bien passé.