Portraits d’ingénieurs motoristes - 4ème partie
La chaîne des générations
Le montage des moteurs donne véritablement vie au travail d’un constructeur. Manuel Guillaume et Teddy Pougeolles détaillent l’évolution de leur métier au fil de leurs carrières respectives.
Quand avez-vous commencé à travailler chez Renault Sport F1 ?
Manuel Guillaume : « Je suis arrivé chez Renault Sport F1 en février 1984, c’était donc il y a plus de 30 ans ! Le début de ma collaboration avec Renault s’est fait un peu par hasard. J’aimais les sports mécaniques, mais j’étais plus attiré par la moto que par la voiture. J’ai répondu à une petite annonce de Renault Sport et j’ai commencé comme technicien motoriste. Je m’occupais du montage de sous-ensembles, comme les culasses ou les turbos. J’étais censé rester au sein de l’atelier d’assemblage, mais Renault fournissait plusieurs écuries aussi j’ai rapidement été amené à me déplacer. J’ai commencé avec l’équipe officielle Renault, puis j’ai été détaché sur les GP chez Tyrrel, qui était motorisée par Renault, jusqu’en 1986. »
Teddy Pougeolles : « J’ai commencé par un stage en 2009. J’aidais à l’assemblage des V8. Puis je suis passé aux bancs d’essais où je travaillais sur différents types de bancs, y compris sur les mono-cylindres pour la Recherche et le Développement. J’assistais aussi les personnes du service fiabilité chargées des analyses des pièces après les essais. À partir de 2013, j’ai commencé à me déplacer sur les circuits et j’ai travaillé avec l’écurie Williams pour la dernière saison des V8. Depuis 2014, je travaille pour Toro Rosso. J’aime ce que je fais. Je suis passionné par la course et par la mécanique : c’est un métier de rêve pour moi ! »
Teddy, pouvez-vous nous décrire une journée type ?
TP : « Il n’y a pas deux jours identiques, cela dépend essentiellement du programme de course ou d’essais. Quand je suis à l’usine, je rassemble les pièces et je monte le moteur selon la spécification demandée. Ici, dans l’atelier de Renault sport F1, nous ne montons que les moteurs de développement pas les moteurs de course, ce sont des moteurs prototypes destinés aux bancs d’essais. C’est pour cela que je dois être en liaison constante avec le bureau d’études. Cela peut prendre quatre ou cinq jours pour assembler un moteur. La phase de banc peut prendre une à deux semaines, en fonction du calendrier et de ce qu’il faut tester.
Sur les circuits, le programme varie aussi d’un jour à l’autre. Le jeudi, qui constitue véritablement le début du week-end, est consacré au démarrage des voitures. Nous vérifions que les moteurs ont été correctement installés et nous préparons également les deux moteurs de secours dans le camion ou dans le garage. La suite est assez routinière. Nous suivons les séances d’essais du vendredi, en écoutant les conversations radio et en répondant aux demandes de l’équipe. À l’issue des sessions, nous démontons les moteurs d’essais et nous les remplaçons par ceux qui seront utilisés pour le reste du week-end. Cela nous prend deux à trois heures. Les moteurs du vendredi doivent être révisés pour la course suivante, c’est ce que nous faisons le samedi. Le dimanche, après la course, nous conditionnons les moteurs et les accessoires dans les caisses et nous prenons le chemin du retour vers l’usine… »
Manu, comment peut-on comparer cela à votre expérience des années 80 ?
MG : « Même si j’étais à la base plus intéressé par les motos, je suis devenu passionné de sport automobile à la minute où j’ai commencé à y travailler. La technologie était déjà très avancée pour l’époque. Nous étions environ 80 quand je suis arrivé chez Renault Sport, et l’atelier de montage n’occupait pas plus d’une quinzaine de personnes. Nous assemblions aussi les moteurs de course à Viry-Châtillon, alors qu’ils sont maintenant montés chez notre fournisseur Mecachrome. Il fallait environ une semaine à deux motoristes pour construire un V6. Tout était consigné manuellement, il n’y avait pas de notice de montage informatisée comme aujourd’hui.
Quand nous avions fini de monter le moteur, nous l’accompagnions au banc et nous le testions nous-même sous contrôle d’ingénieur. Après cela, nous le suivions à sa sortie du banc et nous le révisions en cas de problème. Nous allions sur les circuits pour l’installer et le voir rouler. C’était notre bébé du début à la fin, les process sont différents aujourd’hui.
»
Teddy, avez-vous été inspiré par les épopées de Renault Sport dans les années 80 et 90 ?
TP : « Absolument ! Pendant que je faisais mes études, je voulais déjà travailler en F1 et j’ai suivi certains cours dans cette optique. Après un stage dans l’atelier d’assemblage de Viry-Châtillon, je voulais rester ! Renault a une place à part dans l’histoire de la F1. Quand j’étais petit, c’était LE fournisseur moteur. Et puis c’est une marque française, c’est très important pour moi. Renault a gagné tellement de victoires et de titres… À travers le monde, cette excellence impose le respect. J’apprécie particulièrement de travailler avec des gens qui ont travaillé à cette époque, j’aime écouter leurs souvenirs et apprendre leur savoir-faire »
Manu, vous avez été confronté à l’évolution de l’architecture des moteurs. Quel a été l’impact sur votre métier ?
MG : « Après une courte pause à la fin de l’ère des turbos, Renault est revenu en 1989 avec les V10. Nous sentions qu’il y avait un grand potentiel et l’atmosphère à l’usine était incroyable. Notre technologie était alors très en avance sur son temps. Même avec 10 cylindres, nous n’étions pas loin de la puissance du V12 Ferrari, et nous avions sans cesse des évolutions qui arrivaient. Notre moteur était fantastique et nous avions aussi une belle équipe partenaire avec l’écurie Williams. Le succès est arrivé assez vite et c’était d’autant plus motivant. Mais nous étions tout autant entraînés par la technologie que par la volonté de produire le meilleur moteur.
En 2006, nous sommes passés au V8. Au début, il y avait pas mal de nouveautés et de développement, mais je dois dire que j’ai trouvé cette ère moins excitante que celle des V10. Il n’y avait quasiment rien à changer d’une course à l’autre. Auparavant, nous pouvions toujours trouver une petite amélioration et l’introduire au Grand Prix suivant. C’était gratifiant de voir immédiatement les résultats sur la piste. Quand les V8 ont été figés tout a été centré autour de la fiabilité. Il n’y avait presque plus de place pour les évolutions liées à la performance. Pour un technicien, cela rendait les choses moins intéressantes. »
Comment est-ce désormais avec le V6 turbo ?
MG : « Le moteur, ou plutôt le power unit, est beaucoup plus complexe. Il y a plus de choses à assembler avec deux moteurs électriques plus un turbo. Il faut être extrêmement attentif et soigneux à chaque étape. On ne peut pas faire d’erreur ! Il faut être méthodique et respecter les procédures définies. Cela prend plus de temps pour monter ces V6 turbo, mais nous n’en sommes qu’au début de cette ère technologique. Nous apprenons chaque jour et nous apportons des évolutions à chaque fois que nous le pouvons, aussi bien pour la fiabilité que pour la performance. Les objectifs fixés sont très ambitieux et chacun joue un rôle important pour y parvenir. »
Teddy, êtes-vous d’accord avec cela ? Vous avez vécu l’ère des V8 et le développement du power unit V6 turbo.
TP : « Le processus de construction d’un moteur évolue avec le moteur en lui-même. Quand je suis arrivé, à la fin de l’ère V8, tout était parfaitement connu et maîtrisé. Il n’y avait ni turbo, ni moteurs électriques. Comme le disait Manu, le développement était gelé et nous n’avions quasiment rien à changer d’une course à l’autre. Maintenant, nous avons un moteur beaucoup plus compliqué à assembler, avec plus de sous-ensembles. Les choses sont inévitablement plus complexes, avec plus de monde impliqué. »
Comment la façon de construire un moteur a-t-elle changé ?
MG : « Les outils ont évolué, et la façon de travailler a changé en conséquence.
Maintenant, nous avons des manuels de montage informatisés avec des photos auxquelles nous pouvons nous référer. Les outillages d’assemblage et de serrage ont également évolué, avec l’arrivée d’appareils électroniques nouvelle génération. De même, les contrôles effectués à l’issue de l’assemblage sont plus rigoureux et minutieux. Mais il faut dire que les moteurs doivent faire beaucoup plus de kilomètres que par le passé. Quand j’ai commencé, nous avions des moteurs différents le vendredi, le samedi et le dimanche. Et ils ne faisaient pas plus de 350 km ! Les communications aujourd’hui sont également très différentes. Avant l’arrivée des emails et la messagerie instantanée, nous devions aller voir chaque personne. Je préfère le contact direct. »
TP : « Il est important que tous les moteurs soient construits de la même façon, pour que nous puissions avoir la même performance sur les bancs et sur la piste. Il faut par exemple utiliser les mêmes vis, les monter de la même façon et dans le même ordre. Les pièces doivent être identiques. Quand le bureau d’étude demande une modification ou une évolution, nous sommes mobilisés à tout instant. »
Qu’apporte la nouvelle génération à Renault Sport F1 ?
MG : « Il est essentiel qu’ils nous rejoignent. Nous avons l’expérience, mais ils arrivent avec un véritable enthousiasme. Ils apportent aussi de nouvelles techniques, apprises durant leurs études. Dans une société, je crois qu’il faut à la fois de la jeunesse et de l’expérience, avec un dialogue permanent entre les deux générations. L’ancien suggèrera au nouveau une manière de procéder, de son côté ; le jeune l’adaptera selon sa vision nouvelle. Chacun apporte quelque chose de différent. Ce n’est pas parce qu’on est jeune et moins expérimenté qu’on n’a rien à apporter. Au contraire, c’est comme cela que de nouvelles idées peuvent germer. »
Teddy, les anciens vous ont-ils aidé à apporter ce regard neuf ?
TP : « Oui, bien sûr. La F1 est un domaine très spécialisé et il y a certaines choses qu’on n’apprend qu’avec l’expérience. J’ai aussi travaillé en rallye, ou en endurance avec Porsche. Ce sont aussi des mondes à part. Il faut une formation spécifique, et c’est là que l’ancienne génération nous aide. Il y a 60 personnes qui travaillent sur deux monoplaces dans un garage de F1. Chacun a un rôle très précis. Savoir comment travailler dans une équipe, gérer son temps et ses priorités est quelque chose que l’on doit acquérir. L’apport de l’ancienne génération pour cela est une grande aide. »
Comment voyez-vous l’évolution de l’atelier d’assemblage dans le futur ?
MG : « Je pense que le technicien sera d’abord un électricien ! Nous avons des composants électriques sur la voiture, mais nous nous dirigeons vers une ère où il y aura de plus en plus de moteurs électriques, voire une motorisation totalement électrique. Quant à savoir si le montage se fera dans un atelier tel que nous le connaissons actuellement ou dans un laboratoire spécialisé, nous verrons bien avec le temps. Il y aura certainement une période de transition, nous y sommes déjà avec le PU, et un mécanicien habitué aux moteurs thermiques devra apprendre à travailler sur des moteurs électriques, des batteries et d’autres composants. Naturellement, tout cela sera dicté par l’évolution des règlements. D’un point de vue personnel, j’aime le son d’un moteur à combustion interne et je pense que les générations futures diront la même chose. À l’heure actuelle, les motorisations hybrides proposent un bon compromis. »
TP : « Je suis d’accord avec Manu. Dans 20 ans, il n’y aura plus beaucoup de techniciens. L’accent sera mis sur les systèmes électriques. Nous devrons recevoir de nouvelles formations, comme cela déjà été le cas cette année. Peut-être que je serai une des rares personnes à avoir connu le moteur à combustion interne ! Ce serait dommage de se passer complètement de cela, mais la technologie évolue dans ce sens et ce ne serait pas surprenant si cela arrivait. »