Portraits d’ingénieurs motoristes - 6ème partie

La chaîne des générations

Par Franck Drui

4 octobre 2015 - 16:19
Portraits d'ingénieurs motoristes -

Jean-Pierre Raymond, 54 ans, et Alexandre Hartmann, 27 ans, sont responsables de la logistique et de la sécurité piste chez Renault Sport F1. Jean-Pierre a rejoint la société il y a 15 ans, Alexandre a débuté l’aventure en février 2014.

Quand et comment avez-vous rejoint Renault Sport F1 ?

Jean-Pierre Raymond : J’ai débuté en 2000, juste au moment où Renault venait de racheter Benetton pour bâtir sa propre écurie Renault F1 Team. La structure recherchait quelqu’un pour s’occuper à la fois de la logistique et de la sécurité. J’ai été recruté dans ce cadre. J’avais de l’expérience dans ces deux domaines car je travaillais pour une compagnie aérienne où j’étais en charge des opérations, de la sécurité et de la logistique. Auparavant, j’avais servi pour l’Armée de l’Air.

La première année, j’ai été chargé de mettre en place un plan de sécurité pour les activités F1, tout en secondant le responsable de la logistique. Cette personne est partie fin 2001 et j’ai repris la logistique pour le compte de Benetton, devenue Renault F1 Team en 2002.

Alexandre Hartmann : J’ai débuté à Renault Sport par un stage en février 2014 après avoir quitté mon école d’ingénieur, où j’ai étudié les systèmes industriels et me suis spécialisé en logistique. Depuis le mois de mai, je suis employé par Renault Sport F1 pour assister Jean-Pierre et tout le département logistique. Je m’occupe de la gestion des flux du matériel et du personnel. D’une manière générale, l’objectif est que pour chaque opération sur piste, le matériel et le personnel soient au bon endroit, au bon moment et avec les bonnes informations !

Jean-Pierre, lorsque vous êtes arrivé, la logistique concernait quel périmètre ?

JPR : En 2000, nous fournissions les moteurs pour deux équipes, Benetton et Arrows. La saison comprenait 17 courses mais aussi des séances d’essais, qui avaient généralement lieu chaque semaine entre les Grands Prix. Tous les blocs moteur était envoyés depuis le site de Viry-Châtillon. Au total, cela représentait environ sept à huit tonnes de matériel à expédier sur chaque course. Nous avions d’autres équipements à gérer, car nous nous occupions du système électronique de gestion du moteur, et nous devions donc transporter aussi les serveurs et les accessoires adéquats.

En 2000, la logistique moteurs était assez simple à gérer car la technologie utilisée sur les GP était stable et cela représentait un volume constant. Mais, en 2001, avec l’arrivée du V10 à angle très ouvert avec des technologies en cours de développement, ce fut beaucoup plus compliqué car nous devions expédier constamment de nombreuses pièces de rechange. Les saisons de championnat débutent la plupart du temps avec deux courses consécutives très éloignées, l’Australie et la Malaisie. Je me souviens que nous avions envoyé par avion plusieurs versions de moteurs car nous n’avions pas eu le temps de terminer les homologations avant le départ du fret pour les courses. Nous avions alors mis sur pied un plan d’urgence pour que nous puissions rapatrier et échanger les versions de moteur au fur et à mesure de l’arrivée des validations. C’était vraiment un casse-tête, et l’expérience du monde de l’aéronautique avec ses fortes contraintes m’a bien aidé.

À cette époque, l’entreprise a été homologuée comme transitaire et nous avons pu optimiser le fret aérien. J’ai alors mis en place de nouvelles procédures. La tragique journée du 11 septembre 2001 est aussi passée par là et de nouvelles règles de sécurité très contraignantes sont entrées en vigueur. En parallèle, le rachat de l’écurie Benetton et les évolutions fréquentes sur le moteur ont rendu notre travail beaucoup plus complexe.

Qu’est-ce que le gel des développements a changé pour vous ?

JPR : Le gel des moteurs a réduit le nombre d’éléments à envoyer pour chaque course, puisque aucune évolution n’était autorisée en cours de saison. Les choses se sont un peu calmées. Puis notre engagement a évolué car en 2011, nous sommes devenus fournisseurs de moteurs en offrant des services « à la carte » à nos écuries partenaires.

Alexandre, comment peut-on comparer cela avec les besoins logistiques aujourd’hui ?

AH : La nouvelle réglementation a amené plus de diversité et le besoin change à chaque course. Pour une course européenne, nous déplaçons trois camions : le premier emporte les bureaux, le deuxième les éléments du Motorhome et divers équipements, et le dernier contient les moteurs et leurs accessoires. Cela représente environ une quinzaine de Power Units, soit cinq à six tonnes. Pour les déplacements outre-mer, le fret aérien étant très onéreux, nous avons séparé les flux entre les éléments moteur et le reste. Pour cela, nous avons développé des kits de matériel identiques qui voyagent par voie maritime et qui sont répartis sur différents continents. Les tables, les chaises, la documentation, les produits de nettoyage, sont envoyés par bateau. Concrètement, un de ces kits est expédié pour le premier GP en Australie, puis il revient à l’usine en Europe. Là, nous le reconditionnons et l’envoyons pour une course de seconde partie de saison, comme Singapour. Nous procédons ainsi pour rationaliser les coûts.

JPR : Il est intéressant de noter que nous n’utilisions pas le fret maritime au début des années 2000. Nous avions fait nos calculs et constaté qu’il était moins onéreux de procéder ainsi plutôt que de tout louer sur place. Nous avons donc fait appel à une compagnie indépendante en 2003, la FOM ayant décidé de ne pas organiser le fret maritime. La première saison complète durant laquelle nous avons utilisé le fret maritime est 2004.

Et comment la logistique ‘humaine’ a-t-elle évolué ?

JPR : En 2003, seule une vingtaine de personnes se déplaçait sur les courses depuis l’usine moteur de Viry-Châtillon. Quand nous avons commencé à fournir Red Bull en 2010, nous sommes passés à 30, un nombre qui n’a fait qu’augmenter puisque nous sommes passés petit à petit à quatre écuries partenaires. Nous sommes montés jusqu’à 50 personnes par course. Depuis l’année dernière, avec deux équipes à fournir, nous sommes revenus à un effectif compris entre 25 et 30 personnes. Nous devons constamment adapter nos ressources aux besoins opérationnels.

AH : Jean-Pierre a raison quand il dit que ce sont 30 personnes qui se déplacent sur chaque course. Mais, avec un total de vingt Grands Prix, les séances d’essais, les tests aérodynamiques, les opérations de relations publiques et presse, les visites fournisseurs et tous les déplacements divers, nous devons gérer environ 800 vols par an !

Alexandre, à quoi vous attendiez-vous avant de rejoindre l’équipe ?

AH : Avant de rejoindre Renault Sport F1, je n’avais étudié que la logistique centrée sur le matériel et les équipements, jamais celle des déplacements du personnel gravitant autour. Organiser un voyage n’est pas fondamentalement difficile, mais l’ensemble de tous les détails à maîtriser rend l’exercice assez complexe et fastidieux. Il faut gérer les besoins particuliers des uns et des autres, des arrivées et des départs en décalé, les aléas… Les spécificités de la logistique F1, vous ne pouvez les comprendre qu’en vivant votre premier déplacement sur un circuit. Avant d’arriver ici, j’aurais pu penser que tout était possible, voire simple à organiser. Mais sur place, on réalise qu’il y a des situations impossibles à gérer lorsqu’on n’est pas physiquement présent. Le circuit de Monza, par exemple, est un site complexe en raison de la multitude d’entrées et sorties du circuit. Garder le contrôle des flux devient vite une catastrophe si vous ne connaissez pas les lieux. Il en est de même pour les circuits en ville, il est parfois laborieux d’aller d’un point A à un point B, il faut donc toujours repérer et anticiper, le seul moyen d’être efficace.

Alexandre, quel a été votre sentiment sur le fonctionnement de la logistique à votre arrivée ?

AH : Pendant mes études d’ingénieur, j’ai appris toutes les procédures traditionnelles, les protocoles – tel que cela s’applique dans le Groupe Renault. Par exemple, vous commandez une pièce via le processus achat, vous la réceptionnez, vous la stockez, vous l’expédiez ou vous l’installez sur la voiture. Mais là, c’est vraiment différent. Deux semaines après mon arrivée, nous avons expédié le matériel pour le Grand Prix d’Australie, premier GP de la saison. J’ai dû gérer les formalités douanières nécessaires, m’assurer que les bonnes pièces avaient été reçues. C’était génial mais en même temps très stressant, car tout était nouveau… Il y avait beaucoup d’étapes à respecter, des sous-systèmes… Mais finalement, tout a été orchestré pour s’assurer que les équipements arrivent en temps et en heure. C’est un système sophistiqué mais robuste.

Est-ce que l’expérience de Jean-Pierre vous a aidé ?

AH : Complètement, il maîtrise très bien son job. En F1, chacun a son rôle et ses responsabilités et, dans l’urgence, il faut savoir à qui s’adresser afin de ne pas perdre de temps. Ce niveau d’expérience ne s’apprend que sur le terrain.

Et Alexandre a-t-il apporté de nouvelles idées ?

JPR : Oui. Je voulais quelqu’un qui puisse nous aider à améliorer nos flux logistiques. Pour faire avancer un peu les choses, nous cherchions un jeune ingénieur, ayant les connaissances pour optimiser les flux. Avec Alexandre, j’ai appris beaucoup sur l’organisation et la traçabilité, les nouvelles méthodes et façons de faire. Certaines d’entre elles sont désormais en vigueur sur le site. Je lui ai appris les rudiments de la gestion des événements, les bonnes habitudes de travail, toujours prévoir plusieurs solutions à disposition, afin de s’adapter à chaque situation.

En F1, il y a parfois des situations curieuses et ensemble, nous avons été capables de mettre œuvre les procédures et d’optimiser notre logistique.

Alexandre, pensez-vous que Jean-Pierre et vous êtes complémentaires ?

AH : Je pense que oui. Jean-Pierre apporte son expérience, son réseau, alors que j’amène un regard neuf et une méthodologie acquise durant mes études. Il y avait quelques outils et procédures que l’on utilisait et que j’ai simplifiés, je travaille encore sur l’amélioration de certains sujets, tel que la traçabilité. Nous faisions un tas de choses « à la main » avant et cela fonctionnait relativement bien, cependant j’ai rationalisé des procédés pour gagner du temps. Informatiser en s’appuyant sur des outils adaptés permet de garder toutes les traces. Ainsi, nous avons plus de temps pour nous concentrer sur notre métier de base.

Que pensez-vous de votre fonction ?

AH : J’aime l’exigence de ce travail et les défis permanents que cela représente, le fait de tout réaliser en coulisses est passionnant. J’aime également apprendre et la grande diversité des tâches dans ma fonction me permet de m’épanouir.

JPR : J’apprécie le challenge d’atteindre mes objectifs dans des circonstances difficiles. Chaque journée est différente.

Comment voyez-vous la logistique pour les 20 prochaines années ?

AH : Je vois une logistique encore plus automatisée, avec plus d’intelligence informatique, plus de systèmes et de flexibilité. Je pense que l’on utilisera davantage encore les nouvelles technologies et les nouveaux outils, comme les smartphones, les tablettes. Dans le paddock, nous sommes connectés en permanence. Où que l’on soit, tout peut être géré en quelques clics cela facilite notre travail. Mais les relations humaines resteront indispensables ! Et c’est là que l’expérience d’une personne comme Jean-Pierre compte vraiment.

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